Ma théorie du complot préférée tiendrait presque de l’histoire providentielle : toute l’histoire récente de la France, de l’élection de Macron à la crise des Gilets Jaunes, ne serait en réalité que la réplique d’une dispute survenue au milieu des années 1990 à la Providence, le grand lycée jésuite d’Amiens, entre l’actuel président et François Ruffin, devenu depuis l’un de ses opposants principaux : de ces quelques mots acerbes échangés dans un couloir entre un cours d’histoire et de mathématique découlerait, implacable, toute la séquence actuelle.
La théorie a son charme : le complot jésuite, principale obsession de la vie littéraire au 18e siècle, n’est pas difficile à ressusciter.
Et à tout prendre il est moins déprimant que cette autre théorie, parfaitement attestée, qui ferait du conquérant de l’Elysée un prétendant déchu à la mairie du Touquet, le Saint-Tropez du nord, et de Macron le premier des Gilets Jaunes, parti à la conquête de l’Elysée pour réparer l’affront que lui aurait fait subir là-bas l’establishment nordique — il serait en somme moins difficile de devenir président que de faire parler de soi en bien dans la queue d’une poissonnerie huppée.
A moins que les jésuites, évidemment à la manœuvre, n’aient voulu par là déciller les écailles de l’orgueil sur les yeux de leur protégé et lui montrer qu’il existait des étals plus riches, une république plus désarmée encore que ces espadons décapités.
Comme tous les français, lecteur de Pascal et Voltaire, j’ai le complot jésuite facile, j’ai toujours un Callas à venger, un Port-Royal à reconstruire.
Et j’ai fini par hypostasier l’Infâme, par prêter aux Jésuites une influence inégalable.
L’athée que je suis est même allé en pèlerinage dans les deux principaux sanctuaires de la Congrégation : je suis descendu, sur les pentes de Montmartre, dans la petite chapelle qui commémore le lieu où on aurait décapité Saint-Denis, et où Ignace de Loyola a prononcé ses premiers vœux avec quelques amis en 1534 ; j’ai levé la tête à Rome pour contempler la voûte de l’église Saint Ignace de Loyola, qui s’entrouvre infiniment sur les nuages de son apothéose en trompe-l’oeil.
Je sais aujourd’hui que c’est un contresens historique, et que la Congrégation était plutôt galiléenne, mais j’ai longtemps pensé que le procès de Galilée était le paradigme de ce coup de poignard dans le dos à la modernité dont les Jésuites étaient pour moi les grands spécialistes. Car je m’étais construit un complot jésuite omniscient et complet qui voulait que ceux-ci aient toujours eu dix coups et deux siècles d’avance sur les adversaires : ils savaient évidemment que Galilée avait raison, mais ils avaient déjà senti dieu vaciller sous sous son héliocentrisme, et compris que de la révolution de la terre à la révolution française il n’y avait qu’un pas. Mes jésuites étaient de grands paranoïaques mais je les dotais paradoxalement d’une clairvoyance absolue : leurs combats reposaient moins sur des questions doctrinales que sur l’anticipation démesurées que telle innovation actuelle aurait sur toute l’histoire du monde. C’était une manière, en fait, de faire de l’histoire humaine en totalité un complot jésuite, et de neutraliser ceux-ci en les mettant dans la position de Cassandre : ils avaient tout deviné à l’avance, mais ils n’avaient rien réussi à empêcher.
Ou bien ils s’étaient vengés de leur expulsion du Royaume de France en 1763 en laissant advenir une révolution qu’ils avaient parfaitement anticipée.
On ne dira jamais assez les délices intellectuels du complotisme, qui excèdent de très loins les plaisirs romanesques.
D’ailleurs le complot a marché : la Compagnie a fini par avoir son pape.
C’est justement en lisant le grand entretien qu’avait donné celui-ci à la revue jésuite Etudes que j’ai commencé à comprendre vraiment la nature du complot : le pape m’était apparu étonnamment sincère pour ce qui relevait, au final, d’un acte corporate, d’un simple coup de com dans son journal interne.
Et si ces Tartuffes éternels, ces hypocrites absolus, étaient en réalité sincères ?
Les Jésuites, depuis l’origine, débattent en public : ce sont, strictement, des intellectuels. Si complot il y a, il est absurdement visible. Des articles de revue qui répondent à d’autres articles de revue.
On a vu mieux, comme complot.
Sauf que c’est exactement comme cela que procèdent ces soit-disant rivaux des jésuites, les scientifiques eux-mêmes — à l’influence historique remarquée.
Les jésuites croient à quelque chose auquel plus personne ne croit peut-être vraiment, sinon les scientifiques : à la puissance de la raison.
L’honnêteté intellectuelle nous oblige à tenir compte de leurs travaux.
Le coup le plus rusé des jésuites, ça été de faire croire que leur complot existait bien.
Par Aurélien Bellanger
France Culture 13 Février 2019