Luc Pareydt, Choisir, préférer, décider, une grammaire du discernement, un style éducatif (Christus, HS n°230, mai 2011)
(…) Reprenons donc la « grammaire » pour évoquer le discernement ainsi qu’il doit être : l’art de la liberté. Pour tous les acteurs qui s’y engagent.
Le seuil : le consentement et l’indifférence
Commencer par le commencement. Non pas « recommencer à zéro », comme si rien dans nos vies ne s’était déjà produit, comme si nous n’étions pas façonnés, aussi jeunes que nous soyons, par un caractère, une éducation, une inscription sociale, culturelle, voire religieuse. Cela nous contraint, certes, mais c’est aussi un socle. On peut plus ou moins l’apprécier : encore faut-il reconnaître que nous sommes de ce pays-là, que nous commencerons à cheminer avec lui, que c’est cela même que nous modifierons, à la marge ou de manière plus importante selon les choix que nous ferons. (…) Ce premier pas du discernement se nomme consentement. Combien il requiert pour beaucoup, jeunes et moins jeunes, de réelle abnégation et d’authentique épreuve de purification ! A consentir ainsi au lieu et au temps du commencement, on goûte déjà la saveur de la liberté. Partir donc du point où en est chacun. Chacun : celui qui cherche un sens à sa vie et celui qui accompagne cette recherche. (…)
Ne rien choisir : l’errance du désir
Pour éprouver ensemble ce point de départ, ce seuil, il faut déjà beaucoup de temps, de patience et de fidélité. Peut-on consentir en un instant ? Pas à pas, on peut avancer vers soi, autrement, selon un autre point de vue(…) Pour choisir, il faut se distinguer, se reconnaître distinct et distingué, donc avoir de la valeur à ses propres yeux. Combien il faut y aider de plus en plus de nos contemporains ! Discernement : apprendre à distinguer, à se distinguer pour pouvoir commencer à faire des choix et à les assumer, à les tenir en son nom propre. Choisir demande de pouvoir repérer et repérer n’est possible que si la clarté aiguise les reliefs, voire les rend plus tranchants. Notre désir serait-il suscité si tout est plat, fusionnel, comateux ? Il importe donc que l’accompagnateur aiguise les contours, renvoie des questions vives, respecte suffisamment son interlocuteur, son compagnon de route pour refuser d’émorfiler le relief. Lorsqu’on ne peut rien choisir, c’est qu’aucune saveur n’excite le palais. Ne rien pouvoir choisir comme si on se protégeait contre le fait d’être quelqu’un, d’être différent, de pouvoir apporter quelque chose aux autres, de faire de sa vie une œuvre…Errer.
Tout vouloir : la prison du besoin
Pour autant, l’hystérie et la boulimie du choix peuvent aussi guetter ! C’est une manière de ne rien choisir que de prétendre choisir tout. Tout ce qui passe, tout ce qui plait, voire ce qui déplaît (…) Tout vaut parce que rien ne vaut. Rien. Tout. C’est finalement identique. Pas de relief ou trop de relief étouffent le désir. Tout vouloir, vouloir tout s’approprier : pouvoir, avoir, possession, mettre la main sur Dieu lui-même…Confusion mortelle entre désir et besoins. Le besoin est certes légitime et le satisfaire est une requête nécessaire pour vivre : apaiser une demande, satisfaire un manque, combler une lacune ; besoin de manger, de connaître, d’être reconnu, d’aimer et d’être aimé. Quoi de plus humain ! Mais le piège guette d’une grande illusion : plus je satisferai mes besoins et plus ma vie aura un sens –du sens, comme un volume qui viendrai remplir un vide et que l’on pourrait se procurer aisément (…) Le désir recèle un manque qui ne se comble pas ainsi. Qui, à vrai dire, ne peut pas se « combler » du tout. La logique du désir n’est pas dans le remplissage mais dans le « creusement ». L’acceptation des questions, des limites, des pauvretés de nos vies. Ce au creux de quoi, paradoxalement, se tiennent les plus belles aventures de l’engagement et du don.
Choisir : au carrefour des inclinations
Soigner le désir. Le (re)trouver. Clarifier ses contours. Apprécier sa profondeur, au risque des peurs qu’elle suscite et de l’espoir qu’elle nourrit. Chemin du discernement. Distinguer à nouveau. Les vraies peurs et les fausses craintes, les vrais espoirs et les fausses illusions. Repérer ce qui plaît et ce qui déplaît, ce qui attire et ce qui repousse, ce qui fait vivre et ce qui pousse à la mort. Choisir la vie. Inclinations, motions, affects, consolation, désolation… Un vocabulaire du mouvement, de la vie, de l’amour. Humain, très humain. Tellement humain que la tradition spirituelle l’a choisi pour désigner le travail de l’Esprit dans le corps, le cœur et la raison de l’homme. Le travail de Dieu dans le creuset même de sa création et de son incarnation, le labeur d’enfantement que traduit le vocabulaire du discernement, où que l’on en soit des croyances et de la foi, est participation de Dieu dans la vie de l’homme. L’enjeu est d’en reconnaître le compositeur, non pour être conforme mais pour se découvrir libre devant Lui. C’est-à-dire témoin de son passage au cœur du monde et de la chair de l’homme. Témoin de l’Evangile, donc.
Décider : le risque de la liberté
Ce goût-là prépare les plus grandes décisions. Car on ne se décide ni sur un coup de tête ni en en différant toujours le moment à demain. La décision (distinction, discernement) requiert un cheminement pour être une vraie décision. Parfois un long cheminement. Ce que l’éducation supporte souvent mal !(…) Les plus grandes décisions ont besoin de débat critique. « Conversation » (selon le beau mot d’Ignace de Loyola qui désigne ainsi l’entretien spirituel) avec soi-même, avec les autres, avec Dieu. « Pesée » des inclinations, mise en mots des images et des pensées qui nous habitent en les confrontant avec les mots de l’Ecriture, avec les paroles de nos aînés dans la vie et dans la foi(…) Car la décision ne se prend pas une fois pour toutes, elle se « reprend » comme une promesse à accomplir. Les décisions « une fois pour toutes » sont d’ailleurs si fragiles qu’elles ont besoin de se redire qu’elles sont solides. Il en va tout autrement de l’ambiance de vulnérabilité dans laquelle se meut et se plaît une décision qui ne se paie pas de mots. Une vraie décision.
Préférer : aimer ce que l’on a décidé
Alors vient la préférence. Là où commence en fait l’itinéraire d’une vraie décision à traduire en actes. Non plus seulement choisir « entre » deux chemins. Non plus seulement délibérer pour éprouver les contours de sa liberté, le paysage risqué d’une parole qui s’énonce à la première personne du singulier. Mais ne plus reculer. Avancer. Appuyé sur l’espérance qui est la vertu propre de la préférence. Ce qui n’exclut aucunement la question, les doutes et peut-être les erreurs (…) Cette préférence-là (…) n’est pas une fuite dans les nuages d’une fausse extase, mais elle renvoie à la réalité. Elle incite au respect. Elle donne une autorité qui en impose, modestement. Une autorité qui fait ce qu’elle dit sans avoir à le répéter indéfiniment, à le proclamer comme un modèle que l’on voudrait imposer aux autres. Elle fait grandir tous ceux qui en sont partenaires. Préférer l’autre à soi-même tout en ayant souci de soi. Préférer Dieu à sa propre vie en l’honorant dans le soin de soi-même. Tenir parole. Répondre de l’autre, de soi, de Dieu. Le discernement a produit son effet. Il a commencé en commençant par le commencement. Il se « termine » en manifestant vraiment son œuvre, alors qu’un humain, quelque âge qu’il porte, commence à commencer…