La transmission

Voilà quelques pages à la gloire de Mademoiselle Antoine qui m’apprit à quatre ans à me laver les mains. « C’est le seul moment, me disait-elle – regarde ! –, où tes mains jouent ensemble. Et si tu es attentive à leur jeu, tout devient silencieux autour de toi. »
À la gloire aussi de Madame Amos qui nous vouvoyait à six ans et me prédit que je serais écrivain.
À la gloire de Madame Jeanson qui, à la lecture de Marivaux, nous montrait la chair de poule qui couvrait son avant-bras : « Voilà, disait-elle, à quoi on reconnait la vraie littérature. »
En hommage enfin à Maître Fourel qui, au conservatoire de Marseille, aggrava ma passion des mots et tenta en vain de m’ôter mon pathos.
À tous ceux, à toutes celles qui me guérirent à jamais de la maladie mortelle : le désintérêt, l’incuriosité.

Alors que, dans le ventre de ma mère, je savais encore, selon le Talmud, tous les secrets du monde créé, l’Ange de l’Oubli, au moment où je naquis, me frappa sur la bouche et me plongea dans l’amnésie (*). La brutalité de ce geste m’a longtemps stupéfiée. Aujourd’hui, j’ai cessé d’y voir une malédiction. J’y ai découvert l’obligation qui m’est faite d’entrer en relation avec les autres. C’est par eux que passe ma survie. Chacune des multiples rencontres que je fais me permet de reconstituer avec une patience d’archéologue la mosaïque du savoir et de la sagesse innée. Si le savoir était entier en chacun de nous, ne serions-nous pas autistes ? Le grand détour par une vie humaine perdrait tout sens.

Aussi la tâche la plus lumineuse qui nous incombe consiste-t-elle à transmettre à notre tour ce que nous avons reçu et à éduquer nos enfants. Ce mot ne déplaît qu’à ceux qui n’en ont pas saisi la saveur.
E-ducere. Conduire dehors.
De la même manière que Dieu prend Abraham par la main : « Il le conduisit dehors et lui dit : Lève les yeux et dénombre les étoiles si tu le peux. Telle sera ta postérité. » C’est à l’inouï, à l’inconcevable, que nous sommes invités. « Nous avons le choix, disait Friedrich von Weiszäcker, entre prendre la Bible à la lettre ou la prendre au sérieux. » Ce n’est pas à accroître sa postérité que Dieu convie Abraham mais à faire usage de l’extraordinaire potentiel qu’il a devant lui, à prendre conscience de l’infini des possibles : Dénombre les étoiles si tu le peux !
Voilà l’éducation : révéler à l’enfant l’immensité qui l’entoure et qui l’habite.
Tout le reste vient longtemps, longtemps après.

Les animaux naissent, avec un savoir spécifique inscrit dans leurs cellules et leur système nerveux, ce qui nous vaut le sublime ballet des oiseaux migrateurs, des nuées, des essaims…
Chez les humains, les mécanismes déclencheurs d’action ne sont pas stéréotypés mais libres et ouverts. Les rites et les initiations viennent inscrire dans l’enfant des messages de vie et transforment ce prématuré – page blanche qu’il est au départ – en un membre relié tant au groupe qui l’accueille qu’au cosmos dont il procède. Ce sont les rites qui permettent d’intégrer la nature, la mort et le sacré et de ne pas rester dans la dépendance des seuls liens familiaux et sociaux. Quand seule la dimension d’actualité est prise en compte, les jeunes restent englués dans la dépendance familiale, la convention sociale. La « rampe de lancement » qu’est l’initiation s’est trouvée supprimée. La deuxième naissance à un univers agrandi est comme éradiquée du projet collectif.
Personne n’a pris la peine de les conduire dehors.

Il est temps, dans la maison des morts où nous nous sommes fourvoyés, de rouvrir les portes et les fenêtres.
Marie, professeur de mathématiques à Bruxelles, trouve une issue, la sienne.
Confrontée depuis trop longtemps à des élèves indifférents et blasés, elle prend la décision de les amener au bout du monde plutôt que de perdre elle-même le goût d’enseigner. « Je ne pouvais plus continuer de vivre ainsi. » Grande connaisseuse de l’Inde, elle imagine, pour arracher ces jeunes à leur anesthésie, de les confronter à un monde radicalement différent. La majorité étant issue de milieux modestes, elle s’acharne pendant deux ans auprès de sponsors divers à réunir les fonds nécessaires.
Et voilà au retour – après trois semaines de voyage – une réaction qui les résume toutes, celle de Paul, dix-sept ans : « Si je n’étais pas allé là-bas, je n’aurais jamais su qu’il y avait quelque chose à l’intérieur de moi. Maintenant il va me falloir le vivre. »
Constat vertigineux.
Ce qui dort en l’homme dormira, jusqu’à la fin des temps si rien ne vient l’éveiller.

Christiane Singer
N’oublie pas les chevaux écumants du passé
Albin Michel/Le Livre de Poche,p. 29-32


(*) L’embryon savant et la marque de l’ange
Selon la tradition juive, dans le ventre de sa mère, l’enfant à naître est replié comme un carnet de notes. Tout comme la Thora (les cinq premiers livres de la Bible), le fœtus recroquevillé est donc aux yeux du Talmud comme une carte roulée sur elle-même, un croquis de construction. Cette description n’est pas que physionomique mais renvoie à la nature même de l’être en devenir. À la manière d’un plan enroulé, son existence à venir n’est pas une tabula rasa, une tablette vierge qui attendrait de se remplir de l’écriture d’une vie. Au contraire, dans la tradition rabbinique, le fœtus dispose dès la matrice d’un projet.
Chacun de nous viendrait au monde avec un plan d’architecte qu’il conviendrait de réaliser en existant et en agissant. Comme tout projet, ce plan est sujet à interprétation et à adaptation par le chef de chantier Mais nous n’entrons pas dans le monde dépouillés de tout savoir.
La connaissance in utero est décrite en ces termes : au sein de la mère, une lumière brûle au-dessus de la tête de l’enfant à naître. Il regarde et voit d’un bout à l’autre du monde. Le Talmud reconnaît donc à l’embryon une lucidité et un savoir particuliers, la possibilité d’une vision absolue qu’il n’aura plus jamais une fois né. Paradoxalement, c’est dans l’obscurité de la matrice qu’existe une clarté que perdra l’enfant qui voit le jour. Cette lumière d’avant la vie terrestre est celle d’un savoir et d’une érudition absolus que le Talmud définit ainsi : avant sa naissance, l’enfant connaît toute la Thora du commencement à la fin.
Jusqu’à ce que cet embryon omniscient, ce fœtus-savant, juste avant de naître, soit victime d’une amnésie dramatique : avant qu’il voie le jour, un ange approche, frappe sa bouche et lui fait entièrement oublier la Thora.
L’ange rend ainsi visite à tous les enfants à naître pour les frapper juste au-dessus de la bouche. Ce coup angélique serait à l’origine de la petite fente que nous portons tous au-dessus de la lèvre supérieure. C’est la marque de l’ange, un estampillage de l’oubli qui dans ce geste suscite instantanément notre amnésie de savoir.
Pour naître, il faut oublier. Chacun entre dans un monde, non pas pour apprendre mais pour y retrouver ce qu’il savait déjà. L’embryon possède une connaissance que l’homme passera sa vie entière à tenter de reconquérir.

(Extraits de : Delphine Horvilleur, Comment les rabbins font les enfants : sexe, transmission, identité, dans le judaïsme, Grasset, 2015, p. 140-142)