Le modus parisiensis

Tel était le modus parisiensis, la manière qui était en usage dans l’enseignement des lettres humaines à Paris pendant la première moitié du XVIe siècle, au moment où les premiers jésuites y faisaient leur études.

Il serait difficile, et jusqu’à un certain point assez vain, de vouloir schématiser en quelques points cette « manière de Paris », ou de prétendre en donner une définition précise. Même au risque de tomber dans la tautologie il faut bien convenir que la manière de Paris est constituée par tout cet ensemble complexe d’usages scolaires, de normes pédagogiques, de principes et de façons d’agir, qui ont modelé pendant des siècles l’enseignement parisien, lui conférant en quelque sorte une personnalité absolument originale et unique.

Tous les éléments qui constituent cette manière de Paris sont loin d’être d’origine parisienne ou exclusivement particuliers à Paris : bien des composantes, en effet, sont communes à d’autres traditions scolaires, ou sont d’origine non parisienne. Mais ce qui, en fait, les rend parisiens, c’est la coloration particulière que Paris leur confère en les refondant dans son propre creuset. L’originalité de Paris se trouve dans le fait que Paris a su s’assimiler les pratiques étrangères à sa tradition et les a monnayées ensuite en les marquant de son propre cachet, à tel point qu’on a pu parfois se méprendre sur leur véritable origine.

Des historiens de l’enseignement à Paris ont souvent essayé de dégager de tout cet ensemble d’impondérables qui constituent la manière de Paris les éléments qui, à leur avis, en seraient les plus caractéristiques. Il en résulte ainsi un certain nombre de points, tantôt d’ensemble, tantôt de détail, sur lesquels tous les auteurs concordent plus ou moins. On note généralement l’exigence de solides bases grammaticales, la division et la gradation des classes selon la capacité des élèves, l’ordre et la progression [p.148]

dans les études, l’assiduité des élèves aux cours, la fréquence des exercices scolaires à côte des cours, le nombre et la dénomination des classes, les horaires, les examens et les promotions, le contrôle des étudiants par leurs maîtres, les répétitions du samedi, la forte autorité des supérieurs, la stricte réglementation disciplinaire, etc., etc. On pourrait allonger cette liste indéfiniment, avec bien d’autres points !

Il nous semble cependant, si nous voulons échapper à l’écueil du schématisme, et si nous ne voulons pas faire du modus parisiensis une liste de recettes pédagogiques d’ordre pratique, qu’il faut replacer les éléments qui composent la manière de Paris dans le contexte historique qui les a vus naître et qui leur donne leur profonde raison d’être : celui qui a présidé à l’organisation de l’enseignement à l’Université de Paris depuis son origine. C’est seulement dans ce cadre que les éléments du modus parisiensis trouveront une unité et une intelligibilité cohérentes.

Or, deux faits majeurs à notre avis sont à l’origine de la manière de Paris telle qu’elle se présente au XVIe siècle. D’une part, la formule des Collèges mise sur pied à Paris dès le début de l’Université, et le caractère très particulier de son évolution au cours des siècles. D’autre part et surtout, l’emprise de la méthode scolastique sur l’enseignement parisien pendant tout le Moyen Age jusqu’à la Renaissance. C’est de ces deux facteurs, nous semble-t-il, que découlent en dernière analyse tous les éléments caractéristiques du modus parisiensis, et les modalités concrètes dans lesquelles il s’est pour ainsi dire cristallisé.

La formule des Collèges, telle qu’elle s’est présentée à Paris, amène le déplacement de l’enseignement de l’Université vers les Collèges, le passage du régime d’externat à celui de pensionnat, et en dernier lieu la forte emprise de l’Université sur les Collèges. Traits typiques tous les trois de la manière de Paris, et sources à leur tour de nouvelles modalités de celle-ci. La concentration de l’enseignement dans les Collèges, en effet, entraîne l’enchaînement organique des matières. D’où l’articulation méthodique des disciplines, leur gradation en paliers successifs, l’exigence de solides bases grammaticales, la progression dans les études, la structure bien charpentée des programmes. C’est dans ce contexte que s’insèreront tout na[149]turellement, le moment venu, la division des classes, les examens de passage et les promotions. C’est encore au déplacement de l’enseignement vers les Collèges qu’il faut attribuer l’apparition de l’enseignement secondaire en tant que tel, avec sa propre consistance, à mi-chemin entre le supérieur et l’élémentaire. De son côté, le régime d’internat qualifie essentiellement toute la vie scolaire. Le simple fait de devoir demeurer à l’intérieur d’un même Collège, professeurs et élèves ensemble – et non pas constitués séparément en Collèges de Docteurs et Collèges d’Etudiants, comme en Italie -, sera à lui seul lourd de sens. Le contrôle des élèves par les régents qui s’ensuivra, tant sur le plan disciplinaire que sur celui des études, aura les effets les plus salutaires. Des horaires bien conçus, des règlements précis, le soin dans le choix des maîtres, le souci de ne pas rester en arrière des autres Collèges, l’ardeur à se signaler par un « exercice florissant », n’en seront pas les moindres résultats. L’emprise de l’Université sur les Collèges enfin, la centralisation et l’autorité effective sur toute la population estudiantine, caractériseront tout le processus d’évolution des Collèges. Malgré les déficiences inhérentes au système, il est indéniable que le niveau des études et le comportement des étudiants y ont gagné. Sur tous ces différents points, c’est bien la formule des Collèges qui a façonné le modus parisiensis.

Le rôle prédominant joué par la scolastique à Paris en est le second facteur, et sans doute le plus déterminant, spécialement en ce qui touche à la méthode qui est caractéristique de la manière de Paris. L’humanisme parisien eut beau déposséder la scolastique du siège où elle régnait en souveraine dominatrice, il ne s’en appropria pas moins en grande partie ce qu’il avait de meilleur dans la méthode, qu’il appliqua ensuite à l’enseignement des lettres. Le souci d’agir toujours de façon ordonnée, de diviser, de distinguer, d’analyser et de systématiser, d’avancer progressivement et pas à pas, si caractéristique de la manière de Paris, n’est-il pas un réflexe qu’elle tient de la scolastique ? Mais c’est surtout quant aux exercices scolaires que le modus pari- siensis est le plus redevable à la scolastique. Leur fréquence, la méthode qui y est employée, le recours à l’émulation, le rôle de la mémoire, l’entr’aide dans l’apprentissage, l’enseignement mutuel, et même les noms des exercices, ne sont-ils pas tous des éléments familiers à la tradition de la Schola ? C’est dans le transfert fort bien réussi de la scolastique au niveau des lettres que réside, à notre avis, la plus grande originalité du modus parisiensis, et c’est de là qu’il tire toute son efiicacité. [p150]

Aux alentours de 1530, quand les premiers jésuites séjournent à Paris, le modus parisiensis, tant dans l’enseignement des arts et de la théologie que dans celui des lettres humaines, se présente déjà comme une méthode cohérente et bien établie. Arrivés d’Alcala, où la manière de Paris n’était pratiquée que de façon fort fragmentaire, Ignace et ses compagnons ne pouvaient pas ne pas reconnaître la supériorité du prototype dont Cisneros s’était inspiré. Quelques années plus tard, au contact des Universités italiennes, ils devraient encore se confirmer dans leur point de vue. Aussi n’est-il pas étonnant que, le jour où les jésuites devront opter pour une méthode d’enseignement, ils tournent leur regard vers « l’ordre et la manière de Paris ».

Aux sources de la pédagogie des jésuites : le « modus parisiensis »
Gabriel CODINA MIR s.j.
Éd. Roma Institutum Historicom sj 1968

Conclusion de la Deuxième partie du chapitre II – les éléments de la pédagogie parisienne
p 147-150