La solitude

Partout où nous sommes
 

La solitude, ô mon Dieu,
ce n’est pas que nous soyons seul,
c’est que vous soyez là,
car en face de vous tout devient mort
ou tout devient vous.
 

A quoi nous servirait d’aller au bout de la terre
pour trouver un désert ?
A quoi nous servirait d’entrer entre des murs
qui nous sépareraient du monde,
puisque vous n’y serez pas davantage
que dans ce fracas de machines,
que dans cette foule aux cent visages?
 

Sommes-nous assez enfants
pour penser que tous ces gens rassemblés
sont assez grands, assez importants, assez vivants
pour nous boucher l’horizon
quand nous regardons vers vous.
 

Être seul,
ce n’est pas avoir dépassé les hommes,
ou les a voir laissés.
Être seul,
c’est savoir que vous êtes grand, ô mon Dieu,
que seul vous êtes grand,
et qu’il n’y a pas une considérable différence
entre l’immensité des grains de sable et l’immensité
des vies humaines rassemblées.

 
La différence, elle n’abîme pas la solitude,
car ce qui les rend, ces vies humaines,
plus visibles
aux yeux de notre âme, plus présentes,
c’est cette communication qu’elles ont de vous,
c’est leur prodigieuse ressemblance
au seul qui soit.
C’est comme une frange de vous et cette frange
ne blesse pas la solitude.

 
Savoir une seule fois dans la vie que seul vous êtes !
Avoir une seule fois rencontré
– et cela, peut-être, dans un véritable désert –
le buisson qui brûlait sans se détruire ;
le buisson de celui qui a instauré en nous
et pour toujours
la solitude.
 

Moïse, quand il l’a une seule fois rencontré,
l’ineffable buisson,
a pu revenir chez les hommes
portant en lui un inaltérable désert.
Ainsi de nous,
ne reprochons pas au monde,
ne reprochons pas à la vie
de voiler pour nous la face de Dieu.
Cette face, trouvons-la,
c’est elle qui voilera,
qui absorbera toutes choses.
 

Laissons nos enfantillages.
 

Le bois qui brûle dans le feu n’a cure du paysage.
Nous habitons un prodigieux brasier.
S’il ne nous brûle pas,
c’est que nos pieds sont à côté,
ce n’est pas la faute au décor.
 

Qu’importe notre lieu dans le monde,
qu’importe s’il est peuplé ou dépeuplé,
partout nous sommes « Dieu avec nous »,
partout nous sommes des Emmanuel.
décor.
 

« Partout où nous sommes »
Madeleine Delbrel, Alcide, p. 105